SENNINGER Charles - 1944 l

SENNINGER (Charles, Jules, Nicolas), né le 5 juin 1924 à Paris XIVe, décédé le 18 mai 2017 à Poissy (Yvelines). – Promotion de 1944 l.


Il est des maîtres, hommes ou femmes, qui se cachent derrière leurs manuels . Charles Senninger fut de ceux-là, avec son « binôme » Arsène Chassang . Des générations d’étudiants, pour enseigner le français, ont parcouru et assimilé les pages denses et évocatrices des Chassang et Senninger ; le manuel intitulé La dissertation littéraire générale et son complément, l’anthologie Les textes litté- raires généraux figuraient sur les rayons de tout étudiant des Facultés de Lettres, de tout khâgneux, de tout agrégatif : c’était le viatique du professeur .

Son père, prénommé également Charles (1883-1957), était correcteur-typographe chez Hachette et acheva sa carrière comme chef du service typographique de cette maison fondée par l’archicube Louis Hachette (de la promotion 1819, sacrifiée sur l’autel de l’évêque d’Hermopolis) . Il fut fait chevalier de la Légion d’honneur lors de sa retraite, juste récompense attestant de la qualité de ses indispensables services . Son grand-père paternel, Nicolas, était d’origine luxembourgeoise, comme sa grand-mère née Marie Kunh, c’était un ouvrier ébéniste du Faubourg Saint-Antoine .

Sa mère, née Lucienne Toureng, était aussi parisienne (bien que le mariage de ses parents ait été célébré à Colombes en 1911) . Ses parents n’ont jamais cessé d’être parisiens, voire germanopratins, au 9 rue Lobineau jusqu’à leur décès (en 1989 pour sa mère quasi centenaire) . Ils choisirent la maternité de la rue Vercingétorix pour sa venue au monde .

Reçu à l’École, depuis les lycées Montaigne puis Henri-IV, dans ce concours qui suivit la Libération, il y fut attiré par les études médiévistes et participa à l’équipe de la Société Rencesvals, fondée par l’illustre Ramón Menéndez Pidal, sous l’égide de Pierre Le Gentil (1926 l) . Mais dès qu’il enseigna, il fut comme aspiré par le désir d’être utile à ses auditoires .

Son parcours l’a mené à Nancy, où il a débuté en 1951 sa carrière au lycée (entendre : le lycée Poincaré) . Il y rencontra Arsène Chassang, issu d’une dynastie d’enseignants-pédagogues : la Grammaire grecque et le Dictionnaire grec-français, pour ne citer qu’eux, ont assuré la réputation d’Alexis Chassang (1827-1888) ; et de son aïeul Arsène Chassang, il subsiste une plaquette sur La syntaxe de (1878) . Son collègue était également chargé de cours à la faculté, pour la préparation de la première année, désignée par le qualificatif kantien de propédeutique mais admi- nistrativement CELG (certificat d’études littéraires générales), diplôme exigé pour affronter les quatre certificats de licence . Or l’épreuve de français consistait en une dissertation sur un sujet général ; les bacheliers se destinant à des études propre- ment littéraires retrouvaient l’enseignement de littérature quitté pour l’année de philosophie (c’était le temps du baccalauréat en deux parties), avec cette épreuve déconcertante pour la plupart d’entre eux . Charles Senninger était alors moniteur de propédeutique à la Faculté en sus de son service au lycée . Les deux collègues défi- nirent alors la méthode qui devait les conduire à édifier un ensemble complet destiné aux études littéraires, de la première de lycée à l’agrégation . Le binôme Chassang- Senninger s’inscrivit ainsi dans le sillage du binôme Castex-Surer1.

Il épousa en la cathédrale de Nancy le 24 juillet 1952 Françoise Somny (dont l’oncle, évêque, présida la cérémonie) . Son épouse assura durant des lustres le secré- tariat de la branche française de Rencesvals et fut sa collaboratrice de tous les jours . Ce furent d’abord les deux ouvrages fondamentaux, piliers de la librairie Hachette : La Dissertation littéraire générale (1955) puis Les Textes littéraires généraux (1958) soit respectivement 442 et 536 pages, constamment réédités jusqu’aux années 2000 . Ils s’adressaient aux propédeutes, aux cagneux (sic) aussi bien qu’aux candidats aux Concours de recrutement, pensaient aux collègues isolés se présentant à ces Concours comme aux bacheliers néophytes . Le premier ouvrage fut préfacé par l’inspecteur général Roger Pons (1924 l) qui souligne la nouveauté de l’entreprise, le sérieux de la méthode . Il qualifie l’exercice dissertatoire de piège autant que de charité : il le considère, sans doute à raison, comme le meilleur critère de la culture générale et des qualités de raisonnement du candidat . Et en guise de préambule, les auteurs (entre autres vérités) rappellent en deux pages les principales erreurs irrémissibles de langue, avertissent le candidat des fautes qui anéantiront ses espérances, même si, écrivent- ils dès 1955, elles ont cours à la radio, voire à la télévision... Ensuite, le succès fit fragmenter au fil des rééditions La Dissertation littéraire générale en trois ouvrages, respectivement intitulés Littérature et Création, Des écoles aux tendances et Les grands genres littéraires.

Reprenant les schémas du « Castex et Surer », Manuel des études littéraires fran- çaises, les deux auteurs ont ensuite publié, de 1966 à 1970, des recueils de Textes littéraires français du xvie au xxe siècles, complétés par des Livres du Maître, intitulés Points de vue et références. Ils veulent visiblement surpasser les Lagarde et Michard dont ils reconnaissaient les mérites dès 1958 . Ainsi, l’ouvrage du xixe siècle propose 540 pages (sur deux colonnes, celle de gauche fournissant les clefs esthétiques du texte) ; il commence avec le lorrain René Guilbert de Pixérécourt (Le Château des Apennins) et s’achève sur les imprécations de Caïn Marchenoir dans Le Désespéré du périgourdin Léon Bloy . Chaque grand auteur fait l’objet d’un « cadre », le texte est expliqué au moindre détail et chaque cadre est suivi d’une page de questions . Un plan du Paris d’avant Haussmann et de la France littéraire y est joint .

Les auteurs ont aussi collaboré en 1956 aux Classiques Vaubourdolle (édités par Hachette sur le modèle de Larousse) avec Le Lys dans la Vallée et un choix de textes d’André Maurois, alors au faîte de sa gloire, présenté comme écrivain universel . Ce dernier comporte un plan de New-York . On y retrouve l’information minutieuse, la finesse de l’appréciation et, par les références, on ne peut qu’admirer l’érudition des auteurs : ils avaient tout lu, tout assimilé et tout compris, pour être utiles .

Le modèle des Chassang-Senninger, passa la frontière et le Quiévrain ; il fut suivi en 1974 par Jacques De Caluwé, liégeois et docteur en Sorbonne, qui publia en 178 pages les Textes littéraires français de Belgique, une anthologie depuis Maeterlinck et Verhaeren jusqu’à Henri Michaux et Jacques Brel, de Rodenbach à Simenon, bref un panorama des lettres belges depuis la fondation du Royaume en 1830 (un seul reproche : les couleurs de l’index annexent le morvandiau Romain Rolland [1886 l] à la Belgique) .

Charles Senninger quitta très vite (1954) le lycée de Nancy pour celui de Lille (Faidherbe, précision alors inutile), où il enseigna en hypokhâgne (ex-« Première Vétérans ») tout en assurant des cours complémentaires en Faculté2 . Il y resta jusqu’en 1958, date où il devint assistant en Sorbonne . C’est alors qu’il entama, au nom de la Société des Agrégés, une lutte patiente pour obtenir la création du grade de maître- assistant, mettant fin à la précarité réservée aux assistants de l’époque, par définition non-titulaires, dont l’horizon était bouché par la rareté des chaires magistrales . Il devint donc maître-assistant en 1962, et passa en 1966 à Nanterre, cette extension occidentale de l’université parisienne, pour laquelle il fallait encore quitter le train à la station La Folie. En 1979 le voici à la Sorbonne Nouvelle pour les cours de français langue étrangère ; il obtint le grade de maître de conférences en 1986 et en 1988 il devint conseiller auprès du Centre national des œuvres universitaires et scolaires . Atteint par la limite d’âge en 1990, il fut recruté par le Collège Sévigné, cette institu- tion privée et laïque fondée en 1880 par Mlle Mathilde Salomon, qui conduit jusqu’au baccalauréat, et au-delà prépare aux Concours de recrutement littéraires à la fois les élèves et étudiants parisiens mais aussi, par correspondance, en France comme à l’étranger, et dont le rayonnement déjà exceptionnel s’enrichit de son enseignement tellement apprécié . Comme jadis pour les cours de Jacqueline de Romilly (1933 l), de Jean Hyppolite (1925 l), la grande salle était bien trop petite . Il arriva après le départ d’une autre figure légendaire du Collège, Maurice Lacroix (1912 l) qui y pratiqua le thème grec près de quarante ans . Il enseigna également à l’Institut d’Art, au temps de l’École nationale de la France d’outre-mer, et rue de Chevreuse à Reid Hall (cette antenne parisienne de l’université new-yorkaise de Columbia qui avait un moment abrité les Sévriennes lorsque le bâtiment avait été réquisitionné par l’armée d’Occupation) . Il était sans égal pour faire visiter « le Paris des Surréalistes », et ses anciens étudiants parisiens évoquent encore avec une émotion mêlée de gratitude ce Grand amphithéâtre, bondé jusque dans les escaliers et les cintres, où il expliquait Baudelaire, Mallarmé ou Rimbaud .

Largement octogénaire, il continuait à grimper la montagne Sainte-Geneviève chaque vendredi pour assurer, toujours charismatique, la préparation de l’auteur du xxe siècle au Collège Sévigné . Il y consacra sa vieillesse « plus verte que les filets à papillons du printemps », pour reprendre une image d’Aragon dans ses Aventures de Télémaque. Il en était en somme le Mentor ; s’y inscrire, c’était la certitude de dépasser largement la moyenne aux épreuves écrites et orales . Je me permettrai à ce sujet deux souvenirs personnels : la directrice des cours d’agrégation et sa secrétaire transcrivaient à la machine à écrire ses cours, qu’il leur remettait manuscrits (et au crayon) de sa belle écriture, de manière à les adresser aux correspondants dans l’envoi hebdomadaire, et cela leur prenait deux après-midi, où elles se relayaient . Et, systé- matiquement, le Collège recevait la visite d’inspecteurs du travail, qui, ayant constaté l’immatriculation à la sécurité sociale de cet « employé » (commençant par 1 24 06, il était visiblement atteint par la limite d’âge), venaient exiger son renvoi de l’établisse- ment . Il fallait régulièrement ressortir à cet autre binôme zélé les statuts du Collège, notamment ceux rédigés après 1918 et le retour de l’Alsace-Lorraine, en particulier lire devant eux l’article précisant que les enseignants étaient élus par le conseil d’admi- nistration . Leur choix, y est-il écrit, est à l’entière appréciation de ce comité, – alors dirigé par Pierre Vandevoorde (1956 l) –, et n’est nullement concerné par le couperet des 65 ou 68 ans, comme pour les enseignants du supérieur public . Les fonctionnaires repartaient donc piteusement, atteints dans leur dignité d’omniscients Quichottes... et l’Administration, qui avait fini par s’habituer à ces visiteurs intempestifs, avait glissé dans le dossier Senninger une photocopie des statuts du Collège .

Puis les années passèrent . La licence se déclina sur trois ans, et la propédeutique n’était même plus un souvenir ; les œuvres d’Antonin Artaud qui dans les années 1970 fournissaient la base des sujets de dissertation du Capes cessèrent d’être au pinacle, et après 1990 les largesses ministérielles rendirent accessible le statut de professeur certifié à qui justifiait de dix années passées au titre de maître-auxiliaire ; les foules d’auditeurs (dans lesquelles on cherchait en vain les redoublants) se raréfièrent, et Charles Senninger quitta le Collège, à 84 ans, après dix-sept années de loyaux services, et avec lui l’enseignement auquel il avait consacré sa vie . Ses dernières années furent assombries par le décès de son épouse tant aimée (novembre 2012), et la solitude de la maison de retraite piscévaine où il acheva ses jours, entouré par des amis fidèles . Il repose au Père-Lachaise .

Mentor, évidemment, que cette haute figure toujours stricte et égale, et en reve- nant sur la métaphore d’Aragon, les mots qui encadrent la comparaison avec les filets à papillons résonnent sourdement : Télémaque dit à son vieux maître, qui se faisait fort de lui apprendre à ne plus parler à la légère, grâce à la feuille volante sur la préposition après : « Quand je ne parlerai plus à la légère, malgré cette vieillesse plus verte que les filets à papillons du printemps, alors vous serez mort, Mentor, mort complè- tement » . Mentor est devenu un nom commun ; Chassang-Senninger aussi...3

Patrice CAUDERLIER (1965 l)

Notes

  1. 1 .  Pierre-Georges Castex (1935 l) fut aussi le directeur de thèse de sa sœur cadette Claude- Marie, dont les travaux sur Théophile Gautier font toujours autorité, et qui effectua sa carrière outre-Atlantique, tout en revenant régulièrement à Chantilly dépouiller la collection Spoelberch de Lovenjoul (elle fut ainsi professeur présidentiel à l’université du Nouveau- Mexique, à Albuquerque : titre d’excellence à la discrétion du président de l’institution, attribué pour quatre ans et assorti d’une substantielle prime, pour reconnaître la contribution de l’enseignant au rayonnement de son université) . L’autre sœur, Geneviève, devint médecin .

  2. 2 .  Lorsqu’il enseignait à Lille, il rendait les devoirs, minutieusement corrigés ligne à ligne, en y ajoutant un récapitulatif, dactylographié, de cinq ou six lignes en haut de la copie et une note au crayon rouge (information fournie par un de ses anciens étudiants lillois, Claude Soulès, ami de l’École, récemment décédé, qui ajoute combien il lui savait gré de lui avoir révélé par ses cours la littérature baroque) .

  3. 3 .  Cette notice a bénéficié des informations de madame Suzanne Varga, qui lui a succédé à la Société des Agrégés au titre de vice-présidente, sous la direction de Blanche Lochmann (2001 l) .