SERRES Michel 1952 l


SERRES (Michel), né le 1er septembre 1930 à Agen (Lot-et-Garonne), décédé le 1er juin 2019 à Paris. – Promotion de 1952 l.
 


Cinquante signatures, réunies dans un ouvrage collectif et issues de tous les prismes de la connaissance comme de tous les horizons de la planète, ont à peine suffi à rappeler aux citoyens du monde le passage et l’apport de Michel Serres (M.S.). Le philosophe, l’écrivain, le personnage public, tout en lui faisait exploser les normes, il réalisait l’idéal stoï- cien du citoyen du monde autant qu’il continuait envers son créateur, le démiurge platonicien, la démarche de Leibniz et de Proclus ; il ne cessait de produire, essai sur essai, des matériaux pour inscrire l’esprit dans le siècle nouveau et avant de tirer sa révérence, il tordait le cou aux nostalgiques du bon vieux temps de la marine à voile par l’essai intitulé au second degré C’était mieux avant.

La marine à voile, oui certes : car qui d’autre a franchi le seuil du 45 rue d’Ulm en provenance de Brest et de l’École navale, où il avait été reçu en 1949 ? La promo- tion 1952 réunissait Lucien Bianco, Jackie Derrida, Guy Lafon, Marcel Lamy, Charles Piétri, Robert Turcan... ; eux venaient de khâgnes (Lamy y retourna), autant de voies dans la recherche philosophique et la quête spirituelle. M.S. avait, lui, tâté d’un autre concours, et se remettait en question – déjà. Sept années plus tard, boule- vard Jourdan, la préparation à l’agrégation de philosophie était bousculée par le train d’enfer qu’y menait M.S. tout jeune, bouillant, brillant selon les souvenirs de Catherine Clément (1959 L) et de ses camarades subjuguées par le rythme de celui que l’administration avait choisi, aux côtés de Ferdinand Alquié et de Jules Vuillemin (de treize promotions son aîné). Entre-temps M.S. avait achevé sa thèse sur Leibniz (Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques). Il reprenait l’idée de la pluralité des mondes, rendait accessible la traditionnelle théodicée, la justification de la création, dans la pensée de l’auteur de La Monadologie ̧ qui imaginait le démiurge modélisant une infinité de mondes virtuels, les soupesant et les comparant, pour enfin créer le monde unique – le nôtre, l’actuel ; la formule tant raillée depuis Candide, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, dans la bouche du bon docteur Pangloss, devenait compréhensible. Comme le personnage de Voltaire, M.S. a parcouru les océans et les fleuves, mais il a aussi gravi les montagnes et couru les chemins – et bien entendu a profité de plusieurs haltes au Carnaval de Venise et à San Giorgio degli Schiavoni (comment voir les Carpaccio sans lui, depuis ses Esthétiques de 1978 ?). Il est le philosophe du voyage et le philosophe en voyage, à la fois à Stanford, à Tokyo et à Paris, à l’égal des cuisiniers étoilés par les guides des cinq continents – lui qui aimait la comparaison platonicienne de l’art politique et de la confection de la prestigieuse sauce cachant la triste réalité de la viande. Il faut l’entendre évoquer ses parents, son père marinier sur la Garonne, sa mère tenant une boutique de village, pour voir en lui plus qu’un produit de l’ascenseur social, une illustration de l’axiome par lequel Aristote ouvre sa Métaphysique : Tous les hommes désirent naturellement savoir, et la personnification de la science étymologique ; nul mieux que lui n’a su tirer parti de la généalogie des mots, comme Brillat-Savarin le faisait des mets.

Comme d’autres archicubes n’avaient qu’à paraître sur le petit écran pour que le Français moyen transforme son terne intérieur en un éblouissant salon littéraire, M.S. avait rendez-vous avec des millions d’auditeurs qui, le samedi ou le dimanche durant quatorze années, n’auraient pour rien au monde manqué son hebdomadaire Sens de l’info (émis par une chaîne publique dont le nom est une apocope tout aussi provocatrice, France Info) où, avec son faire-valoir, son Sancho Pança ou son docteur Watson, le spécialiste maison de l’aéronautique, l’autre Michel (Polacco) dont le nom n’était pas un palindrome, il décortiquait les mots de l’actualité, parlant grec et latin à partir de l’étymologie et brossant en cinq minutes un panorama de tout ce que pouvait, à l’insu de l’auditeur et le plus souvent du locuteur, véhiculer un substantif, une locution ou un qualificatif. Il familiarisait son auditeur aux concepts, dans une langue brillante, inattendue, et d’une simplicité, d’une évidence, qui n’avait d’égal que le diamant rêvé par Alfred de Vigny. Comment ne pouvait-il pas voir les portes de l’Académie s’ouvrir devant lui (dès 1990) ?

Ses auditeurs devenaient ses lecteurs et chaque année les vitrines affichaient un ou deux de ses essais aux titres toujours inattendus, au contenu toujours bouillonnant : de la lave en fusion, des Propos qui ne se limitaient pas à la demi-colonne du journal ou aux quatre minutes radiophoniques, dans un style inimitable autant que capti- vant, le choc des concepts, la construction du monde (M.S. est sans nul doute celui qui aura le mieux compris le Timée platonicien). Ouvrons pour le situer L’Incandescent page 140 (éditions Le Pommier), c’est l’hommage à ses parents : « Déjà mon père, né en Gascogne, sur le fleuve Garonne, non loin du confluent du Gers, entre deux crues à catastrophes, s’opposait souvent à ma mère, issue du Quercy, par des collines à vignes caillouteuses et sèches, comme un étranger à une femme exotique, distincts l’un de l’autre de trente kilomètres, ce qui équivalait à un écart d’astronome. Comme ils s’aimaient, ils s’adaptèrent ; comme ils s’adaptaient, ils s’aimaient. » Et après une page où sont balayés particularismes locaux et chocs des civilisations : « Ma mère, quercynoise et vigneronne, épousa mon père, gascon et marinier, eau et vin, comme Sabine à Rome et Camille avec un Albain » (pp. 140 et 141). Et de cette union naît le petit M.S. qui passe les monts bornant cet État, en Guyenne, en Armagnac, au pays andalou ; plus âgé, il part en Allemagne, a rendez-vous à Hanovre avec Leibniz, puis va en Irlande, il découvre au printemps du Japon des vallées quasi aquitaines, puis Alice Springs, l’australienne à la faune aussi surprenante que sa flore, saute l’Océan et atterrit à Pretoria que l’automne jonche de feuilles bleues... et voici son bilan : « à chaque escale, j’ai pris, peu à peu, ce que je trouvais meilleur que chez moi. Je fais mon lit à la mode germanique, je me débarbouille à la façon des Québécois, ma religion s’enracine chez les prophètes écrivains d’Israël, si éloignés de mes ancêtres les Celtes, je ne connais rien de plus délicieux que l’artisanat brésilien et de plus intelligent que les musiques populaires bulgare et malienne, ni de mieux gravé que certaines peintures pariétales des Aborigènes de l’Outback. J’ai seulement prolongé les traces de pas déposées par mon père odysséen, quand il partait se fiancer en des terres inconnues où les paysans ignoraient les rivières. » Toujours et d’abord le grec... comme le disait Alain.

C’est dans le même ouvrage que se lit l’analyse par M.S. de la grandeur des Romains : habitant près des insalubres Marais Pontins, les descendants de Romulus étaient auto-immunisés contre les fièvres et autres malarias, et dès qu’ils se mettaient à franchir les frontières, ils communiquaient les virus à leurs adversaires, terrassés avant même d’avoir livré combat... salubre conclusion de celui qui publia chez Grasset Rome, le livre des fondations (1983). L’Incandescent, en guise d’envoi, propose un essai de programme commun pour la première année des Universités de la planète, à faire adopter par l’Unesco : en sus de la spécialité choisie par le nouveau bachelier, il lui faudra assimiler des éléments de physique et d’astrophysique, de géophysique et de biologie, d’anthropologie générale, d’agronomie, de médecine pour le rapport des hommes à la Terre et à la vie ; cela pour le domaine scientifique ; et pour les lettres, des éléments de linguistique générale, l’histoire des religions, les éléments de science politique, d’économie (le partage des richesses) et pour terminer, le patrimoine mondial de l’humanité tel que l’a défini cette organisation. Le lecteur aura reconnu sans peine la transposition au xxie siècle du programme d’éducation souhaité par Gargantua pour Pantagruel, et il se sera rappelé que Leibniz, comme Descartes, et comme M.S., pouvait encore posséder le savoir universel, dont Aristote était le modèle (pour ceux qui n’avaient pas compris qu’il était en recherche permanente sur tous les sujets et non qu’il en proposait une exposition indépassable).

Comment ne pas évoquer son attirance pour le visionnaire Jules Verne (Jouvences, 1974), sa complicité avec un autre démiurge (Hergé mon ami, 2000), ou encore son édition d’Auguste Comte (Leçons de philosophie positive, 1975) ? Cette juxtaposition de titres, qui paraîtrait déconcertante chez tout autre que lui, semble un effet de la magique baguette de l’Hermès homérique, sous l’invocation duquel parurent cinq essais aux Éditions de Minuit. C’est un don miraculeux d’une fontaine de science renouvelée et d’éternelle jouvence, c’est l’acquisition du savoir au bénéfice de la Petite Poucette. Ce titre de 2012, partant du conte de Perrault et le féminisant, intègre à l’épistémologie les outils des nouvelles technologies, et décrit avec deux générations d’avance ce que deviendra la transmission du savoir révolutionnée par les didactiques numériques. Certainement, après avoir lancé cette bouteille à la mer pour les généra- tions futures, M.S. se sera rappelé le mythe de Theûth qui clôt le Phèdre de Platon. Le dieu inventeur de l’écriture se voit rabroué par son commanditaire le Pharaon, qui pointe du doigt l’inconvénient majeur à ses yeux de la révolution dans l’apprentissage des savoirs que le dieu (équivalent de l’Hermès grec et du Mercure latin) vient de lui soumettre : les hommes n’auront plus à apprendre par cœur ce qu’il leur suffira de lire, ils donneront l’apparence de savoir et ne mériteront plus le nom de savants. Socrate sera donc rabroué cinq ans plus tard dans cette fabuleuse leçon d’optimisme qu’est C’était mieux avant, ouvrage qu’il faut obliger à lire (aussi officiellement que par le programme cité plus haut) pour éradiquer des établissements d’enseignement, et plus généralement de la surface de cette planète, les grincheux, jeunes ou vieux, qui s’imaginent insurpassables, croient avoir tout dit et se figurent que la génération à venir n’est qu’un ramassis d’incapables. Immense leçon d’optimisme, indépassable hymne à la jeunesse et à l’innovation, l’œuvre de M.S. se clôt par des Morales espiègles qu’il eut le temps de voir paraître. « Qu’est-ce donc que la culture ? Ce qui permet à l’homme de culture de n’écraser personne sous le poids de sa culture. Oui, je le confesse : j’ai chahuté toute ma vie, par dérision envers les hiérarchies lourdes ou sottes, et pour honorer la pensée vive et libre. (...) Obéir consiste à se soumettre aux lois des choses comme telles, alors que tricher consiste à se soumettre aux lois conventionnelles des hommes en les contournant. Tout, mais pas cela, dis-je. Mieux vaut perdre que tricher. » N’est-ce pas l’incarnation de l’esprit normalien ?

Pour continuer entre les murs de notre École – comme si M.S. ne les avait pas, avec d’autres, dilatés ulmi et orbi – il faut évoquer le professeur de Stanford, et citer son jugement sur les jeunes générations de Normaliens frais émoulus, venus en Californie représenter la culture française : « Depuis plus d’une décennie je puis par eux véri- fier sans faute la qualité de la stabilité normalienne : ces migrateurs saisonniers se ressemblent en cela qu’ils sont tous différents et originaux. On dirait qu’ils ont reçu du ciel un don qu’ils donnent envie de partager... à la culture et à la langue française, ils assurent chaque année la saison et l’âge du rayonnement et du printemps perpé- tuels. J’habite et enseigne depuis assez longtemps sur place pour savoir quasi d’instinct comment réagissent les Américains : jaloux restent les méchants, comme partout ailleurs, ou ils deviennent bons par éblouissement » (texte écrit pour la quatrième édition du classique Rue d’Ulm, page 142. Impossible également de ne pas recom- mander dans ce recueil le superbe texte sur sainte Simone Weil (1928 l), page 410).

Il semble impossible ici de ne pas rappeler les jurys d’Ulm dans les années 1963 et suivantes, où là encore M.S. bousculait les conventions et insufflait un vent nouveau. Il faut, pour la petite histoire locale ulmienne, évoquer deux canulars dont M.S. fut victime ou témoin. Il y eut le « Rapport-bis » du concours 1963, qui au creux de l’hiver 1963-1964 avait suivi à quelques jours d’intervalle le traditionnel « Rapport » émanant des examinateurs des concours lettres et sciences. Estampillé du cachet de l’École et revêtu de toutes les caractéristiques extérieures de l’authenticité, il infor- mait les enseignants-préparateurs (et, à travers eux, les candidats) de la liste des 104 sujets que l’examinateur d’oral – en l’occurrence M. S. – avait proposés (évidem- ment, il fallait lire aurait proposés) en juin 1963, pour sa première participation au jury. Le champ était très vaste : les futurs historiens de la philosophie auraient tiré le sujet Descartes était-il cartésien ? ; les futurs musicologues (ou futurs auteurs d’une thèse sur Françoise Sagan) Aimez-vous Brahms ? Pourquoi ? La classique question sur l’impératif catégorique kantien devenait Faut-il cracher sur les tombes ? et le candidat qui devait parler de la culture aurait été interrogé sur l’envie collatérale de dégainer un revolver... Les futurs traducteurs, voire herméneutes, devaient parler sur Le sens, le contre-sens, le non-sens, et l’on reconnaissait le goût, déjà prononcé, de M.S. pour l’étymologie dans des sujets comme Tendance et intendance, Sympathie, antipathie, télépathie ou bien Urgence et résurgence. Quant à la question Deux et deux font-ils quatre ? peut-on parier qu’elle avait jailli du cerveau d’un grammairien qui, abordant l’étude du sanskrit, s’était aperçu que dans cette langue les mots désignant 2 et 8 sont des duels (donc allant par paires), tandis que 4 est – comme en grec – visible- ment un pluriel ?

Ce rapport-bis revenait sur l’écrit, ajoutait l’intérêt du correcteur pour un candidat qui avait (là encore, lire : qui aurait) traité le sujet Vérité et perception par un exposé sur le dressage des rats musqués et aurait été gratifié par l’examinateur de la meilleure note. Bien des khâgneux de l’hiver 1964-1965 ont ainsi subi, en « colles », ces sujets pris au sérieux par leur enseignant, que ce soit à Paris ou en province, et en décou- vrant le sujet d’écrit de mai 1965, intitulé L’idée. L’idéal, ils se sentirent soulagés. Plus tard, après un oral abordé avec la même inquiétude, ils comprirent la tradition « canularesque » de l’École, et méditèrent l’hésiodique √`¢·μ {Ä ...| μç√§∑ ̨ Çzμ›1. Leurs maîtres aussi...

Un correctif, officiellement paraphé, voulut mettre un terme à l’angoisse quasi- métaphysique de certains professeurs de philosophie préparant aux épreuves orales du Concours. Mais tous ne le reçurent pas, et certains ne le crurent pas...

M.S. fut le témoin privilégié du premier canular infligé à Georges Pompidou (1931 l) lors de son installation à l’hôtel Matignon. L’entendre raconter son invitation à déjeuner chez le directeur Robert Flacelière (1922 l), l’année suivante, où il fut choisi comme examinateur d’oral, était un régal. Au moment de l’apéritif, le directeur fut dérangé par un coup de téléphone ; M.S. voulut se retirer mais Flacelière lui tendit l’écouteur : c’était Georges Pompidou, le nouveau Premier ministre, qui appelait. Son premier invité avait été Léopold Sédar Senghor, et deux facétieux normaliens scienti- fiques avaient rejoint le cortège officiel sur les quais de Seine vers le pont d’Austerlitz, à bord d’une camionnette à toit ouvrant dans laquelle ils avaient installé la girafe subti- lisée aux gardiens du Jardin des Plantes. Ils dirent aux portiers de Matignon qu’ils escortaient le cadeau offert au Premier ministre par son vieux camarade de khâgne... Claude Pompidou avait découvert le lendemain matin la présence incongrue dans le jardin de Matignon de l’animal, qui, en grec, est désigné comme un composé de panthère et de chameau. Son époux appela le concierge... qui avait inscrit les deux convoyeurs comme MM. Pompignon et Matidou, en recopiant leurs cartes d’identité, et il décela de suite l’origine de la plaisanterie. D’où l’appel à l’autorité suprême du 45, rue d’Ulm... qui retrouva d’instinct le mot ≤`¥ä≥∑√cƒ{`≥§» désignant la girafe en grec... et M.S. entendit les deux archicubes s’esclaffer ; comme quoi l’acquis de la khâgne est un ≤...ï¥` }» `•|ß (« un trésor valable pour toujours », Thucydide 1.22).

Patrice CAUDERLIER (1965 l)

Note

1. Cet hémistiche des Travaux (218) signifie « le sot s’instruit par la souffrance » et il est très vite devenu modèle de l’aoriste gnomique. Il faut ajouter que Roger Rémondon (1942 l), le papyrologue trop tôt disparu, qui interrogeait en histoire ancienne, était lui aussi « visé » par ce canular, qui lui prêtait des libellés de sujets aussi saugrenus qu’anachro- niques, mêlant le peplum cinématographique et les facéties d’Offenbach.