TOURNON André - 1954 l

TOURNON (André), né 1er avril 1933 à Marseille (Bouches-du-Rhône), décédé le 11 février 2019 à Marseille. – Promotion de 1954 l.


André Tournon a fait ses études secondaires au lycée Thiers à Marseille jusqu’au baccalauréat (1951). C’est dans ce même lycée qu’il a préparé le concours d’entrée à l’École normale supérieure qu’il a intégrée en 1954. Il a obtenu la licence et le DES de Lettres classiques avec un mémoire principal sur Le thème de l’illusion dans l’œuvre de Gérard de Nerval. Agrégé de Lettres classiques en 1957, après une année supplémentaire à l’École consacrée à la préparation d’une thèse sur Bernanos, qu’il interrompra ensuite, il est mobilisé en 1958, suit une formation de six mois à l’École

d’application de l’infanterie de Saint-Maixent, et est envoyé comme sous-lieutenant en Algérie jusqu’en octobre 1961. Il y reçoit la croix de la Valeur militaire.

De 1961 à 1965, il enseigne au lycée Thiers et est chargé de cours à l’université de Provence. Il y est recruté en 1965 comme assistant, devient maître-assistant en 1971, professeur de littérature française de la Renaissance en 1983, après avoir soutenu sa thèse sur Montaigne en 1981 à l’université de Paris-Sorbonne (direction Verdun- Louis Saulnier [1936 l], puis, après le décès de celui-ci, Robert Aulotte). Il prend sa retraite le 1er octobre 1994.

Les travaux d’André Tournon ont surtout porté sur la littérature de la Renaissance française, en particulier sur Montaigne : la thèse La Glose et l’Essai1, publiée en 1983 (Presses universitaires de Lyon) et republiée en 2000 (Champion) avec un important « Réexamen » qui soulignait de nécessaires réorientations, a porté sur l’agencement des Essais. Elle a mis en place une méthode d’analyse centrée sur la textualité : c’est par leur agencement spécifique, et notamment par ce qu’il a de déroutant, que les œuvres littéraires portent des effets de signification distincts des lieux communs, des savoirs ou des énoncés sapientiaux qu’ils mettent en œuvre. La méthode est proche du structuralisme mais elle ne s’attache pas à dégager un système cohérent et privilégie au contraire les aspérités du texte, ses solutions de continuité, ses contra- dictions, considérées comme indices de significations non conventionnelles. Dans les Essais, Tournon fait apparaître une dimension réflexive, un complexe d’hypo- thèses, d’examen de ces hypothèses et de commentaires, où se joue le paradoxe d’un scepticisme qui continue à penser, d’une authentique enquête philosophique dans l’incertitude et la précarité.

La réflexion s’est poursuivie et réorientée par la suite en portant un intérêt nouveau aux effets d’oralité. De l’agencement ou du dispositif caractéristiques du texte écrit, elle s’est tournée vers la vive voix, pour faire apparaître des prises de parole, qui valent engagement ou ratification en nom propre de certains énoncés. En jeu, un pyrrho- nisme qui ne soit pas simple exercice intellectuel mais engagement dans les débats du temps, sans pour autant perdre de vue la fragilité de toute opinion. C’est cet intérêt nouveau pour la voix en lien avec une préoccupation éthique qui a conduit André Tournon à s’intéresser à des questions philologiques que les années 1970 abandon- naient volontiers à la critique traditionnelle. L’examen attentif de l’Exemplaire de Bordeaux, cet exemplaire de l’édition de 1588 sur lequel Montaigne a apporté des centaines de retouches de ponctuation et de scansion, substituant des points aux virgules ou des majuscules aux minuscules, l’a convaincu de la nécessité de restituer cette allure. L’édition posthume de Marie de Gournay ne l’avait pas respectée au nom des normes conventionnelles. Toutes les autres éditions, jusqu’à celle de Villey et Saulnier aux Presses universitaires de France, avaient suivi – en dépit des recom- mandations à l’imprimeur portées par Montaigne lui-même au verso de la page de titre de l’Exemplaire de Bordeaux. Après un provocateur « Je n’ai jamais lu les Essais de Montaigne » (Cahiers Textuel 12, 1993, p. 9-29), que suivirent de nombreux articles et des débats avec d’autres spécialistes de Montaigne, André Tournon a donc donné une nouvelle édition des Essais à l’Imprimerie nationale (1998). Elle moder- nise une orthographe qui est indifférente au sens, mais respecte la ponctuation et les majuscules de l’Exemplaire de Bordeaux, décisives pour une allure qui privi- légie l’accent, l’effet d’oralité et toutes les valeurs qui peuvent s’y associer (impulsions d’une pensée en mouvement, volonté de mettre en voix le texte imprimé de l’édi- tion, comme pour en attester). L’édition montaignienne se partage donc aujourd’hui entre les tenants de l’édition posthume de Marie de Gournay (Pléiade, PUF...) et les tenants de l’Exemplaire de Bordeaux (Folio, bientôt GF). L’apport d’André Tournon à la lecture des Essais aura été capital : leur organisation, les catégories (notamment juridiques) qu’ils mettent en œuvre, sont éclairées avec une précision inconnue jusqu’alors ; leur dimension philosophique, trop souvent escamotée, est réhabilitée en dehors des cadres traditionnels de la thèse, de la théorie, de la pensée qui s’affirme en méconnaissant sa propre fragilité ; l’édition est renouvelée et renouvelle la lecture de Montaigne, comme le fait aussi le livre publié en 2006, « Route par ailleurs », le « nouveau langage » des Essais.

Avec Montaigne, c’est à Rabelais qu’André Tournon s’est le plus intéressé. Ici aussi, le texte est abordé à partir de ses aspects problématiques, voire aberrants. Les valeurs, les convictions que Rabelais partage avec Érasme et quelques autres, ne définissent pas la forme de son œuvre romanesque. Sa poétique comique, abondante, bigarrée, paradoxale, n’est pas du côté de la parole sentencieuse qui est celle de Pantagruel à partir du Tiers Livre, mais du côté de Panurge. Il fallait donc penser l’imagination comique, la fantaisie, les personnages de clowns, le goût du rire et des histoires. Frère Jean des Entommeures et surtout Panurge sont les maîtres de sagesse ou plutôt de folie d’André Tournon, tandis que le sage Pantagruel n’est pour lui qu’un repère. Une approche néo-bakhtinienne, donc, à cette différence que la politique du carnaval bakhtinien (culture populaire vs culture des élites) et sa métaphysique (le carnaval comme dynamique du vivant plus profonde que les dichotomies du monde orga- nisé) sont laissées de côté : c’est plutôt du côté d’un pari de joie capable de dépasser l’épreuve par le rire, de faire de la violence une fête, de subordonner la lecture à un pacte de bonne humeur et de complicité avec le lecteur. Un livre, « En sens agile », Les acrobaties de l’esprit selon Rabelais (Paris, Champion, 1995), a rassemblé quelques articles sur Rabelais. D’autres, épars, seront rassemblés dans le volume à paraître aux Classiques Garnier, Rire pour comprendre, Études sur Montaigne, Rabelais, Scève, La Fontaine... Ajoutons ici les noms de Béroalde de Verville, Agrippa d’Aubigné, Marguerite de Navarre, La Boétie, du Bellay, bien d’autres auteurs de la Renaissance, et, hors spécialité, ceux de Chrétien de Troyes ou Gérard de Nerval.

André Tournon a également, en 1975, été l’un des membres fondateurs de l’As- sociation d’études sur la Renaissance, l’Humanisme et la Réforme, dont il a été longtemps le vice-président.

Jean-Raymond FANLO
Professeur émérite, université d’Aix-Marseille

Note

1. Actuellement disponible en version numérique en Classiques Garnier ainsi que plusieurs autres publications d’André Tournon (N.d.É).