TUBEUF André - 1950 l


TUBEUF (André)
, né le 18 décembre 1930 à Smyrne (Turquie), décédé le 26 juillet 2021 à Paris. – Promotion de 1950 l.


[Né à Smyrne – il n’a jamais pu écrire le nom turc d’Izmir – de même qu’il écrivait toujours Stamboul, et non pas Istanbul, pour désigner l’ancienne Constantinople]

Comme Bernard Berenson, Michel Laclotte ou Daniel Arasse (1965 l) étaient des Œils dans le monde de la pein- ture, il était une Oreille dans l’univers musical, doublée d’une plume fascinante autant que fertile . Il fut un maître de khâgne légendaire, durant un tiers de siècle, et bien plus longtemps encore l’autorité de la critique musicale ; à l’aube de ses 80 ans, il prit conscience de la nécessité d’écrire des synthèses pour rassembler tout ce savoir éparpillé à tous les vents du monde, et la possibilité lui en fut accordée : son œuvre immense témoigne de sa vie, de ses amitiés et surtout de sa sensibilité à l’art et aux neuf Muses .

Né à Smyrne donc, il raconte sa prime jeunesse dans L’Orient derrière soi (Actes Sud, 2016), le premier volet de sa trilogie autobiographique, qu’il achève en prenant la chaire de Strasbourg . Son père avait servi trois ans et allait être libéré quand la mobilisation d’août 1914 l’entraîna pour quatre ans dans le premier conflit . Il en réchappa et quitta la France sans emporter le moindre souvenir pour reconstruire les chemins de fer du Proche-Orient que le Deuxième Reich avec son Berlin-Bagdad- Bahn avait entrepris à sa manière . Mais la guerre était loin d’être terminée après les traités de Versailles et de Trianon : Mustapha Kemal, devenu Atatürk, refusait les traités qui agrandissaient la Grèce par les îles d’Ionie . Vainqueur de l’armée grecque, il imposa le traité de Lausanne (1923), qui mit fin à deux millénaires et demi d’hellénisme en Asie Mineure et en expulsa les Grecs . C’était à Smyrne en août 1922 que la manière forte avait atteint son paroxysme : Gavur Izmir, Smyrne des mécréants, dont les maisons furent incendiées avec les enfants cadenassés à l’inté- rieur, les adultes conduits sur le rivage et contraints de se noyer dans les flots, jetés à l’eau sous les jumelles impassibles des navires de guerre occidentaux : les survivants appellent ce moment la Catastrophe comme les Orientaux qualifièrent le pillage de Constantinople par l’armée de Boniface de Montferrat sept siècles plus tôt . La Catastrophe est au moins trois fois présente dans l’œuvre romanesque d’André Tubeuf .

L’ingénieur Tubeuf entra deux ans plus tard dans une famille française enracinée dans l’Orient ottoman et ses Échelles, les Vernazza, dont un Ulysse qui fut consul en Tripolitaine puis à Andrinople (actuelle Edirne), Émile qui sera le grand-père d’André Tubeuf et Antoine, son frère, qui avait le titre d’Inspecteur de la Banque ottomane du temps du Sultan . Le mariage fut difficilement accepté par la grand- mère Vernazza, mais après cinq ans d’opiniâtreté elle céda, vu les circonstances et l’effondrement du monde dans lequel avait baigné l’opulente famille . Trois garçons naquirent : Jean, aîné d’André de trois ans (1947 s, qui préféra Ulm à l’X même s’il avait hérité des qualités d’ingénieur paternelles), et Georges, son cadet qui, lui, échoua au Concours .

Au gré des affectations paternelles, les déménagements se succédèrent pour des lignes d’intérêt local (à Smyrne) ou minier comme à Zonguldak en mer Noire puis, quand il fallut pousser jusque sur les bords de l’Euphrate, en Syrie avec les chemins de fer DHP : de Damas à Hama et prolongement – le P majuscule qui acheva la voie ferrée du Taurus-Express jusqu’à Bagdad en 1939 ; il restait à relier le Liban à l’Égypte, par un autre prolongement en cours de réalisation en septembre 1939 . La famille quitta donc deux fois Smyrne, une fois pour Stamboul quand André eut 3 ans, une autre pour Beyrouth quand il eut 10 ans . Il avait déjà connu Paris (une tante possédait une pension de famille, Le Nid de verdure, à Neuilly-sur-Seine, base idéale pensait-on pour les études des garçons à Sainte-Croix) . Il se souvient d’avoir étonné les badauds sur les quais du métropolitain en déchiffrant (il n’avait guère plus de trente mois) les noms des stations : Obligado, Sablons, Maillot . . . mais il mit long- temps à comprendre que la voyelle -e- était la plus répandue en français .

Il entra en sixième à neuf ans et demi (avril 1940) à Saint-Louis de Stamboul et il raconte que lorsqu’une visite des inspecteurs turcs était annoncée, on l’enfer- mait dans un placard avec un autre camarade qui n’avait pas non plus l’âge légal, pour échapper au contrôle . Ce camarade, Henry Durand, devait finir patron de Saint-Gobain . Mais vite, il partit à Beyrouth chez les Jésuites de la prestigieuse université Saint-Joseph qui fonctionnait dès les petites classes . Le 20 juin 1940, l’énergique tante Clémentine avait mis tous les enfants au garde-à-vous pour écouter Radio-Londres . Elle était de la branche bulgare et royale des Vernazza, issue d’un majordome du tsar Ferdinand .

Il vécut de près les soubresauts du conflit, entre autres l’absurde guerre franco- française dans les deux États sous mandat, la Syrie et le Liban, opposant les troupes fidèles au pétainiste Dentz, le successeur de Weygand, et l’armée française libre, auréolée de l’épisode de Bir-Hakeim .

Les ports déminés, il put rentrer en France préparer l’École : ce furent les merveil- leuses Années Louis-le-Grand de 1946 à 1950, titre du second volet (Actes Sud, 2019) . Elles se décomposèrent en deux années d’hypokhâgne et deux autres de khâgne, car l’Administration s’aperçut qu’il n’aurait pas 18 ans accomplis en juillet 1948 et donc ne pourrait être admis à concourir . Soixante et onze ans après, ce volume exprime sa gratitude envers ce système (« c’était le seul, pas le meilleur choix ») et envers ses camarades dont il avait tout à apprendre et qui l’ont poussé vers la réussite . Son frère Jean finissait sa taupe à Saint-Louis, lui était interne rue Saint-Jacques au baze Grand, et la tante Alice, leur correspondante, habitait désormais boulevard des Batignolles . Il arriva avec deux semaines de retard, tributaire du bateau de Beyrouth à Marseille et découvrit l’internat ; le dernier lit dans le long couloir aux murs de vent, les blouses grises, la graille (la viande filandreuse sans la moindre frite, la raie du vendredi au goût avancé . . .) . Mais il se singularisa par sa tenue : ni blouse, ni pantoufles, ni bonnet de nuit . Parmi ses professeurs, Michel Alexandre, « coxalgique, impressionnant et fasci- nant » lui montra le prix du style . Il découvrit le cinéma au Champollion, « la vraie vie », Plutôt que de payer les cinq tickets du bus, il revenait à pied de chez la tante et l’économie lui permettait le poulailler du théâtre – puis ce fut la révélation de l’opéra .

Il avoue avoir été collé au certificat d’études littéraires générales (la feue Propédeutique) la première année (puisqu’il dut passer dans l’autre hypokhâgne à la rentrée 1947) . Il se lia avec un grand aîné, le placide Monteil (1948 l) rien qu’à l’en- tendre siffloter la Petite Musique de Nuit : bien lui en prit, car le futur grand-maître de la linguistique latine et grecque lui fit comprendre comment réussir un thème latin1 ! Ce que Lucien Sausy n’avait pu faire, malgré sa réputation (« où Sausy passe, le solécisme trépasse ») . Il est impossible de citer toutes les anecdotes savoureuses, et tous les futurs archicubes . On le voit vivre au dortoir du premier, là où les lavabos ne gèlent plus . . . on l’imagine découvrant en khâgne 1 Savin (Maurice Morre-Lamblin) « fichu comme l’as de pique, bonhomme malin que d’emblée j’adore : il est la culture, la curiosité même2 » ; mais il lui arrive, au fond de la classe durant le cours de Sausy, d’écouter sur un poste à galène « Les Grands Musiciens ». Il vend son Vigny en Pléiade, son prix d’excellence de l’an passé, pour un billet de concert : il savait par cœur celui-ci, il sentait la nécessité de celui-là . Le virus est inoculé : dans cette salle Garnier quasiment déserte, plus qu’à la Monnaie bruxelloise, il comprend ce que sera sa vie . Il fréquente déjà le Bal d’Ulm en smoking, va voir Silvia Montfort . . . Et en résumé : « À Louis-le-Grand j’ai tout appris . Depuis, rien . »

Les souvenirs de concours méritent un ample développement : le cacique de 1949 fut Gérard Granel, un élève de Paul Guth à Janson-de-Sailly, « avec le plus fort total depuis Tardieu3 » . L’année suivante il se rattrape : 15 et 16 en histoire avec Tapié (bien qu’il ait manqué l’autobus), et en grec, langue qu’il avait commencée en hypokhâgne, 16 et 18 devant Raymond Weil (1946 l) ; cela compense largement le 4 en philosophie devant Vladimir Jankélévitch (1922 l) . La suite figure dans le troisième volet Avoir vingt ans et commencer (Actes Sud, 2021) : devant Fernand Chapouthier (1918 l) encore sous le charme de son oral, qui lui propose d’emblée, au vu de son lieu de naissance, le cursus vers l’École d’Athènes . Refus poli ; le sous- directeur veut alors l’orienter vers la section d’Histoire : second refus tout aussi poli . Et à Chapouthier éberlué, il annonce choisir la philosophie . « — Mais pourquoi ? demande Chapouthier affolé . — Pour faire des progrès . » Exit le conscrit Tubeuf, à l’ahurissement du sous-directeur .

C’est vers cet examinateur qu’il se tourne pour définir un sujet (Le statut de l’appa- rence dans la structure dialectique de l’Être selon Platon, finalement restreint au plus modeste intitulé L’ hypnagogie de Platon). Il présente donc à son directeur de mémoire ses premiers travaux, en février ; Jankélévitch sans les lire lui donne rendez-vous en juin ; André Tubeuf dépose le mémoire sur le bureau du maître qu’entr’ouvre un serviteur ; il s’en tire avec 10/20 . On conçoit qu’il ait écrit, un peu plus loin : « Rien ne m’attire ni me retient à l’École. » C’est qu’il découvrait, comme aspiré, toutes les facettes de la séduction musicale : Elisabeth Schwartzkopf, Dietrich Fischer-Dieskau au début de leur carrière, Wozzeck dirigé par Karl Böhm ; ou dans un registre plus intime le quatuor Végh qui le fascine . Pour améliorer son budget, il tapirise mais à un plus haut niveau que le latin des lycéens, il va donner des cours de conversa- tion dans les hautes sphères . Parallèlement, il découvre la Grèce dite classique dans un voyage (totalement inconfortable dès que l’auto quitte Trieste) en compagnie de Robert Badinter et de la veuve de Gaston Doumergue . C’est l’été 1952 et la découverte de Délos, le berceau d’Apollon .

Il commence à nouer un réseau de solides amitiés . Par Durand (celui de l’épisode du placard), il a accès aux archives de la Commune (son épouse Mireille est la petite- fille de Pipembois) à l’île de Ré et en Savoie . Il avait été ému aux larmes en apprenant la mort de Ginette Neveu (dans l’accident d’avion où périt aussi Marcel Cerdan ; « mais qui s’en soucie ? » écrit-il de la violoniste) .

La mort de Dinu Lipatti (1917-1950) si précoce et si tragique lui inspirera plus tard (Actes Sud, 2008) un poignant récit, La Quatorzième Valse : c’est « une formidable leçon de vie » . Trois copains venus de Paris vont à Strasbourg pour le double concerto de Bach (Menuhin et Enesco en solistes) et après avoir cassé leurs tirelires (et vu le retable d’Isenheim) ils découvrent le mal qui ronge le pianiste qui avait révélé le choral « Jésus que ma joie demeure ». Ils le manquent à Besançon (concert annulé) et lui écrivent un message signé « vos amis dans l’âme ». Puis ils savent que Karajan a pleuré en dirigeant Kathleen Ferrier à Milan dans la Missa solemnis de Beethoven, au moment de l’Agnus Dei. Ils comprennent que la musique est « notre défense, notre recours contre le Temps, elle qui use du temps pour le faire source, et eau, et esprit ». Un espoir de traitement vient d’Amérique accorder un sursis au pianiste (grâce à un médecin genevois) qui peut revenir sur scène à Besançon, il sait que ce sera l’ultime fois, il met au programme Bach, Mozart, Schubert et les valses de Chopin, entre deux piqûres de cortisone . Il ne jouera pas la quatorzième, cette valse posthume avec la Mort, et il termine par le choral de Bach qui a fait à jamais sa notoriété . En postface, les trois copains apprennent la mort de Lipatti par la radio (qui rediffuse le concert bisontin) et pleurent . Comment ne pas comprendre l’échec d’André Tubeuf cette année-là à l’oral de l’agrégation de philosophie ? Il avait eu 14 en histoire de la philosophie mais un irréparable 5 au petit oral du redoutable Canguilhem (1924 l) . Au même moment, son cadet Georges échouait à sa troisième tentative . Il va alors écouter Schwarzkopf à Ascona et peut alors reprendre son souffle .

C’est donc une seconde préparation, il fait la connaissance des nouveaux : Robert Abirached qui venait de Beyrouth, Jackie Derrida qui « ne joue plus au foot », Michel Serres « déjà atypique et d’une intellectualité sémillante » (tous 1952 l) et Gourinat entré en 1949, la gloire de la khâgne marseillaise . Il cite côte-à-côte « l’admirable » Ruffin et la pipe de Louis Althusser (1939 l), « moine laïc d’un rouge peu voyant » ; c’est bien grâce à lui qu’il put commenter à son oral la Lettre [sur les] aveugles de Diderot et le passage sur les pucerons ! Il bénéficia aussi des premiers cours de Michel Foucault (1946 l) qui « montrait dents et griffes » .

Le voici agrégé (« j’ai 24 ans : je ne sais rien de la vie ») et, dans la foulée, nommé au lycée Poincaré de Nancy pour des classes de Sciences expérimentales et de prépa- ration à l’Agro . Il loge à Laxou, emprunte un tramway qui n’est plus à chevaux comme celui de Smyrne, mais froid et noir, et il découvre, fasciné, son auditoire « des yeux qui écoutent : même Wilhelm Kempff ne verra pas ça ». Dès janvier, il est visité par Georges Canguilhem (qui était aussi Inspecteur général) et il transmet à ses lecteurs le rapport qui débute ainsi : « Monsieur Tubeuf se plaît visiblement à enseigner . Ce n’est pas une raison pour enseigner ce qui lui plaît . »

Puis ce fut le service militaire (à Philippeville, parachutiste avec Jean-Pierre Vernant, et à Coëtquidan, le pays de Merlin et de Brocéliande) ; à la sortie, il se voit offrir le lycée de Dax ou celui de Strasbourg ; sans hésiter il choisit ce dernier : à cause de son Opéra . Il y restera trente-cinq ans . Monsieur Hun, le proviseur, voit tout de suite à qui il a affaire, et sans hésiter lui confie les préparations littéraires, sur les deux niveaux . Il les gardera jusqu’à sa retraite en 1992 .

C’est aussi à Strasbourg qu’il fonde un foyer : il épouse Marie-José, sa cousine de la branche Vernazza de Téhéran (« elle épouse un prof et non un banquier », commente-t-il) grâce à une dispense obtenue par le père Charles-Roux . La vie musi- cale est ardente et les plus grands artistes de passage dans la capitale alsacienne sont désormais reçus chez les Tubeuf : argument imparable (s’il en était besoin) pour les inciter à revenir . C’est ainsi qu’il commence à prendre des notes, qui donneront corps à Je crois entendre encore. Mais il est aussi homme à quitter Strasbourg après son cours un lundi soir d’hiver par le train vers Munich pour écouter chanter Julia Varady (juste avant son mariage avec Dietrich Fischer-Dieskau) et se faire raccompagner en automobile par un ami sur les Autobahnen verglacées (l’Orient-Express passait une heure avant la fin du concert) de manière à arriver à l’heure à son cours du mardi .

Tous ses khâgneux sont unanimes : ils ne l’ont jamais vu lire la moindre note . « Ne pas lire mais inventer, chercher, penser est non seulement un droit mais un devoir », écrit-il ; comme s’il avait suivi les cours d’Alain à Henri-IV ou à Sévigné . . .

Ses amitiés avec Jacques Duhamel ou Michel Guy remontent aux années Louis- le-Grand . Il raconte un après-midi sur les manèges de la foire du Trône (alors à la Nation) en compagnie de Duhamel, François Funk-Brentano et François Mitterrand dans les années 1950 . Par l’épouse du premier, héritière de Plon, il rencontre les grands fauves : Kléber Haedens, Michel Déon, Roger Nimier, les futurs hussards . Il connaît aussi le jeune Giscard d’Estaing et il va à Châteauneuf de Galaure voir Marthe Robin la (trop) fameuse stigmatisée . C’est donc tout naturellement qu’il devint conseiller à la culture des ministres Jacques Duhamel (sous Georges Pompidou, 1931 l) puis Michel Guy (sous Valéry Giscard d’Estaing) : comme il a bloqué ses cours sur deux jours de la semaine, il peut passer les quatre autres à Paris (c’est là qu’il met au point le Festival d’automne dont il est fier de dire qu’il s’équilibrait financièrement) . Durant huit ans, ses allers-et-retours à Paris font de lui un habitué du Jean Lamour, l’unique train de Nouvelle première classe, dont après coup on peut penser que les horaires étaient calculés... en fonction de ce client . C’est la décennie de la floraison des orchestres régionaux, de la savante hiérarchie des Conservatoires locaux pour mener les élus à Paris rue de Madrid (puis à la Villette), des festivals de l’été et des opéras qui naissent ou renaissent dans les métropoles et même dans les villes moyennes .

Le voici donc organisateur (sinon chef d’orchestre) de la vie musicale française, qui retrouve le niveau européen . Quelles sont loin les années 1950 où malgré les efforts des Jeunesses musicales françaises l’Opéra était poussiéreux autant que vide et l’Opéra-Comique plus que moribond ! En même temps il devient le critique musical attitré du Point (à partir de 1976) . Il fut aussi le pilier de revues comme Opéra International, L’Avant-scène Opéra, Harmonie, Diapason et bien sûr Classica (dès 2001) avec ses récompenses-chocs dont il était le souverain juge .

De ces responsabilités éminentes, comme de la vie musicale strasbourgeoise, dont il dirigea le Festival dès 1973, il put tirer des notes, regroupées dans trois sommes :

Hommages, portraits de musiciens (Actes Sud, 2014) reprenant de Geza Anda à Maria Yudina (la Vestale de Staline), ses souvenirs depuis 1948, avec les 78 tours, dont les Maîtres chanteurs à 21 000 francs (apparaît page 244 le piano de la salle Dussane où joue à minuit Jacques Brunschvig [1948 l]), et dont on peut extraire cet aveu : « J’ai fait d’autres métiers les dizaines d’années qui ont suivi, et espère les avoir faits décemment . Mais celui-là : faire connaître la musique qu’on aime et faire aimer ceux qui la donnent, les interprètes, je crois bien que c’est le seul qui m’ait été, et me reste à ce jour, vocation . »

Je crois entendre encore (Plon, 2013) où apparaissent tous les interprètes d’opéra et tous les instrumentistes de quasiment un siècle : pêle-mêle Sena Jurinac qu’il découvre rue d’Ulm, c’est pour elle qu’il achète un électrophone, Maurice Savin qui côtoie Wilhelm Kempff (p . 62), Serge Lifar à Strasbourg, qui va chercher des feutres dans la chambre des filles sans les réveiller, le baccalauréat qu’il fait passer à Vienne pour entendre Maria Néméth, Francis Poulenc qu’il invite voir Camille (le premier bébé), Alexis Weissenberg pour qui il répète son cours sur la République, Lotte Schönne qu’il va voir à Bobigny (avant la bétonisation, cela va sans dire), Ivo Pogorelitch qui arrive parmi les trois générations Tubeuf/Vernazza ; et il faut l’imaginer en tunique de soie à l’Opéra du Rhin, devant Leonie Ryzanek, accroupi pour retrouver un bouton de manchette en pierre de lune . . . Regroupées en Brèves rencontres ou Un bout de chemin avec..., ces pages font revivre tous les monstres sacrés ; comment aussi ne pas évoquer Teresa Berganza n’en finissant plus avec les répétitions strasbourgeoises et se consolant de ses enfants laissés à Milan avec les filles d’André Tubeuf ?

Dictionnaire amoureux de la musique (Plon, 2012), sept cents pages densissimes, révélant les secrets de Glyndebourne, de Bayreuth (avec la dynastie Wagner) ou de Salzbourg (pour lesquels il actualise son guide du Festival paru en 1989, dédié à Jean-Pierre Ponnelle), dévoilant les coulisses de cet univers (on y apprend ainsi qu’Eli- sabeth Schwarzkopf était l’épouse de Walter Legge, le créateur du Philharmonia Orchestra) . Pour Claudio Arrau, « tué par la plus innocente intervention », il cite Saint-John Perse ; pour Beethoven ou Britten, Socrate intervient .

Brückner ? « L’incroyable et éternel printemps d’un musicien né vieux ». Ou Chostakovitch ? « Celui qui a déplu à Staline » (avec sa Lady Macbeth de Mtsensk, qualifié de porn-opera) . Entre Bizet et Boïto, rien (ni Boccherini, ni Boieldieu) . Et une page un tiers sur Mozart s’achevant par : « si vous voulez en savoir plus, lisez mon livre ! » Il faut ici citer à la lettre V, in-extenso page 652 : « Quand j’ai commencé à écouter de la musique avec l’application patiente, gourmande et bientôt dévorante, qui m’a changé la vie, tout de suite j’ai trouvé Vivaldi sur mon chemin, ébloui, intrigué par des timbres que je n’avais pas rencontrés ailleurs . Dans les turnes de l’École où se potassait Heidegger, Vivaldi déboulait. »

Bien sûr, il y a le pilori ; il est très restreint : André Tubeuf ne cesse d’y épingler le dernier Karajan, l’autocrate, celui d’après 1952 . Et il a cette phrase extraordinaire : « Lui parti, de ce qu’il avait cru empire à l’instant même rien ne restait . On peut encore écouter à genoux le Deutsches Requiem 1948 ou Ariadne in Naxos 1954. Personne n’a fait mieux depuis . Surtout pas lui . » Ailleurs (Hommages) il oppose par une singu- lière parataxe « « Citizen K » : le passeur est passé, il s’est effacé lui-même » et Leonard Bernstein : « Il existe de plus en plus, de mieux en mieux . Karajan existe-t-il encore ? »

Il faut évidemment citer ses monographies : son Yves Nat qu’il connaît grâce au cacique Granel, biterrois comme le pianiste, et dont il préface les Carnets (La Flûte de Pan, 1983) ; son Schumann, Les Amours du poète (La Pionnière, 2008) qui se termine forcément par l’ultime saut devenu valéryen : « Perdu le vin ivres les ondes ! Quand on a vécu cela, on ne peut plus demeurer . Au Rhin ! » Sa plaquette d’hommage à Germaine Hoerner (en collaboration avec Paul Paray, pour la disparition en 1972 de l’inoubliable Walkyrie) ou son « Richard Strauss à la conquête de la France » pour le Théâtre des Champs-Élysées (Une petite histoire de Strauss avenue Montaigne, 2019) . Il y écrit : « Clandestinement (en 1947) le modeste opéra de Sarrebrück vint aux Champs-Élysées présenter Arabella avec Leonie Ryzanek . Qui se vantera d’y avoir été ? Pas moi, hélas . . . »

Sur ce même Strauss il a publié Le Voyageur et son ombre (Albin Michel, 1980) ; sur Wagner, L’Opéra des images (Le Chêne, 1993), un album de légende recompo- sant les mises en scène4 ; et en 2020 Brahms ecclésiaste (aux éditions du Passeur) . Mais pour achever ce trop bref et incomplet panorama, il paraît indispensable de mettre en exergue Adolf Busch, le premier des justes (Actes Sud, 2015) consacré au frère de Fritz le chef d’orchestre, ce violoniste incomparable (notamment dans les Brandebourgeois) qui fonda le quatuor familial Busch et révéla les derniers opus de Beethoven . Le meilleur enfant de la meilleure Allemagne, ami et dédicataire des concertos de violon de Ferrucio Busoni comme de Max Reger, s’expatria dès 1933 par solidarité avec ses confrères juifs exclus de la vie musicale puis de la vie tout court, et osa proclamer qu’il ne rentrerait chez lui que lorsque Hitler serait pendu entre Goebbels et Goering . Renaud Capuçon a signé la préface et il cède la plume à « l’ami irremplaçable » .

Pour l’anecdote : André Tubeuf a enregistré (sous le nom d’Adam Levallier) le rôle d’un esclave dans La Belle Hélène ! Il a superbement traduit les deux premiers tomes de l’autobiographie d’Arthur Rubinstein My many years. Et la chatte de la maison Tubeuf répondait au nom de... Scarpia . Il faut aussi parler ici de son Platon de plain-pied, paru aux Belles Lettres en 2012, sorte de défi pour répondre à d’anciens khâgneux restés ses amis, reprise non pas de ses fiches puisqu’elles n’ont jamais existé, mais de ses lectures, qui sont plutôt des promenades, par courts chapitres, autour des mythes, de la Caverne ou de l’Attelage .

Enfin, il y a le Tubeuf romancier, celui de la Saga des Scazzèthes, cette famille de l’Europe orientale tentaculaire qui possédait un wagon-salon stationné en gare de Sirkeci toujours prêt à être attelé à l’Orient-Express5 puisqu’elle se partage entre Istanbul, Vienne, Belgrade et Bucarest ; la saga commence et termine son œuvre écrite, en quelque sorte ourobore, comme le thème de la toute première symphonie de Mozart revient dans la Jupiter : le premier roman s’intitule Les Enfants dissipés (Gallimard, NRF, 1987) et le dernier opus L’Embarcadère (Le Passeur, 2021) . Des quatre coins de l’Empire ottoman en décomposition, le lecteur aboutit à Venise sur une île qui ressemble à Saint-Georges des Arméniens . Autant d’intrigues que de rameaux dans cette famille établie primitivement par les doges de Venise pour surveiller le canal d’Otrante, dont on avait assisté à la lente disparition, à la submer- sion même, dans le premier opus . La dernière descendante avait épousé un ténor né à Riga, Strozzi de son nom de scène ; mais la marée brune montante emporte les uns après les autres les personnages, et l’héroïne convaincue par l’État français d’être juive puisque le ténor en question l’était, est expédiée depuis (semble-t-il) Montélimar jusqu’à Drancy ; ultime égard, on lui accorde le droit de voyager dans un compartiment de première classe avec ses quatre enfants : elle les empoisonne pour leur éviter le pire et se laisse mourir à Drancy – ainsi que le fit Max Jacob dans la réalité . Informée à l’autre bout du monde, sa mère, réfugiée en Californie, entre dans l’Océan comme Phèdre dans Racine – à l’instar des Smyrniotes en 1922 . Cette saga – qui aurait été parente de La Gloire de l’Empire de Jean d’Ormesson (1944 l) – convoque pour finir l’ombre de Franz Liszt dans un récit aussi somptueusement descriptif que musicalement captivant .

André Tubeuf fait remarquer qu’il resta fidèle quarante-quatre ans au monde de la khâgne (« qui dit mieux ? » ajoute-t-il) et semble opposer cette permanence au perpe- tuum mobile de ses activités artistiques, comme deux contraires qui s’enrichissent mutuellement . En somme, dans le droit fil de Romain Rolland (1886 l) ou de Jean Bélime/André Cœuroy (1912 l), il aura serré les nœuds qui unissent l’École et la musique qui, en ce siècle, a brillamment sa place de part et d’autre de la rue d’Ulm .

Jacques BODY (1950 l) et Patrice CAUDERLIER (1965 l)

Notes

1 . Les ipsissima verba de Tubeuf méritent d’être cités : « On ne l’entendait (Monteil) jamais parler inutilement . J’ai appris de lui que le thème latin n’est ni doublement emmerdant ni doublement vain . » Ce thème devenait alors pour lui jouissance d’artiste .

  1. 2 .  Et si l’éditeur pour la Pléiade des Propos d’Alain (Émile Chartier, 1889 l) n’en avait pas transmis l’héritage à André Tubeuf et fait de sa khâgne de Fustel la continuation de celle d’Henri-IV ?

  2. 3 .  On chercherait en vain l’ancien ministre de la Troisième République dans notre Supplément historique : il démissionna dès la proclamation des résultats du Concours, où il s’était présenté pour étalonner sa valeur intellectuelle .

  3. 4 .  Un simple chiffre : ce luxueux ouvrage est illustré de 147 illustrations, dont seules 55 ne sont pas issues de la bibliothèque de l’auteur !

  4. 5 .  André Tubeuf semble croire que le Conventionnel n’était pas le nom de l’Orient-Express en Bulgarie et en Roumanie . C’était pourtant le cas, puisque ces royaumes comblaient largement son inévitable déficit par une convention avec la compagnie bruxelloise des Wagons-Lits . Cette remarque mise à part, ce cycle romanesque repose sur le culte des wagons-lits si chers à Paul Morand ou à Valery Larbaud .