VERDET Paule - 1940 L


VERDET (Paule),
née le 19 janvier 1921 à Paris, décédée le 26 mai 2022 à Detroit (Michigan, États-Unis d’Amérique). – Promotion de 1940 L.


Prévoyant la difficulté de réunir après son décès des témoignages de ses cama- rades survivantes, elle chargeait en octobre 2005 les responsables du Recueil d’y suppléer, en leur fournissant un article qu’elle avait rédigé en 1996 ; complété par l’Obituary paru dès sa mort, il constituera l’essentiel des lignes qui suivent, pour exaucer son vœu et témoigner de sa fidélité à l’École.

Elle était l’aînée de quatre garçons, dont le cadet devint trappiste, et ne parvenait plus, après l’an 2000, à compter ses petits-neveux et nièces . Bachelière en philosophie à 16 ans, elle fit une année de Mathématiques élémen- taires pour obéir à son professeur qui la croyait plus douée dans cette discipline qu’en réalité, mais elle revint à une hypokhâgne littéraire et intégra l’École féminine, dans la première promotion qui ne logeât plus à Sèvres, réqui- sitionné par l’occupant . Elle suivit ses parents en zone

provisoirement non occupée et choisit l’option philosophie, par admiration pour la pensée de Bergson (1868 l) autant que pour la preuve ontologique de saint Anselme de Cantorbéry . Elle put ainsi suivre à Lyon l’enseignement de Pierre Lachièze-Rey (1906 l) et engranger des certificats en vue de deux licences (philosophie et lettres), tout en assumant le secrétariat de la Jeunesse étudiante chrétienne féminine1 pour la zone dite libre . C’est dire l’exigence de sa foi, l’intensité de sa pratique religieuse (messe quotidienne) et la vigueur de ses convictions, qui la guideront quatre-vingts années encore . Après un mémoire d’études supérieures sur Kant et le problème de la personne, qui reflétait ses lectures de Gabriel Marcel et d’Emmanuel Mounier, elle revint à Paris et eut la douleur de perdre quasi simultanément son père et Pierre, son fiancé également philosophe, tué dans les derniers combats en avril 1945 . Pour rester fidèle à son souvenir, elle opta pour la philosophie, mais elle échoua à l’agrégation de 1947 (dont les postes se comptaient sur les doigts des deux mains) .

C’est très certainement par le biais des Instituts américains de la rue de Chevreuse (Reid Hall) qui logeaient les Sévriennes dans l’immédiat après-guerre, avant leur hébergement à Montrouge puis boulevard Jourdan, qu’elle prit connaissance des offres d’outre-Atlantique et qu’elle partit pour Chicago l’année suivante, pour effec- tuer toute sa carrière de chercheuse et d’enseignante de part et d’autre des Appalaches (sinon, elle aurait certainement rejoint la Mission de Paris2) . Mais ce n’était pas une voie universitaire qu’elle méditait sur le transatlantique qui la menait au Nouveau Monde, et précisément à Chicago alors « le Vatican du néolibéralisme » . Elle s’ima- ginait serveuse dans un de ces bars où se réunissent les immigrés, pour comprendre « l’Autre » et mettre en pratique la formule « Voir, juger, agir », credo de l’Action catholique comme de la Mission de Paris .

Mais ses camarades la persuadèrent de s’inscrire à l’Université où un Committee on Social Thought l’accueillit, pluridisciplinaire puisqu’elle découvrit grâce à lui Shakespeare, et décloisonnant les départements . Elle découvrit ainsi une spécialité dont elle n’aurait pas eu l’idée en France, répondant pleinement à son désir de travail sur le terrain . C’était la sociologie, menée à Chicago par Everett Hughes (1898-1985), qui la fascina littéralement, en lui faisant découvrir une discipline avec les pieds sur la terre, très exigeante et se lançant humblement et hardiment à la rencontre de l’Autre, évitant les grands schémas abstraits et systématiques . Hughes privilégiait le concret et l’expérience qui nourrissaient a posteriori ses intuitions fulgurantes ; c’était l’opposé de la démarche des philosophes qu’elle avait admirés en France, construisant leur système a priori . Tout devenait, à son école, source de compréhension .

Elle rédigea ainsi son mémoire de maîtrise à partir d’un banal incident : son dentiste, un excellent praticien et encore étudiant de la Faculté, se faisait rabrouer en sa présence par l’enseignant qui venait l’inspecter inopinément, et Hughes lui dévoila le mécanisme de ce sentiment, pour elle incompréhensible, qui transformait l’étudiant en simple apprenti et réduisait sa patiente à l’état de cobaye . Paule Verdet élargit cette anecdote à une réflexion sur toute institution requérant un apprentis- sage, famille ou université, de manière à schématiser les malentendus, voire les crises, qui peuvent survenir lorsque le cursus est achevé, que l’enfant devient adulte et que l’élève peut entrer dans la vie active .

Paule et une plus jeune étudiante partaient en binôme dans le quartier voisin de l’université, un ghetto noir, où elles n’attiraient pas l’attention et se mêlaient aux nombreuses petites églises, logées dans des boutiques, et finalement à une vraie paroisse méthodiste . Elles prirent conscience de la diversité de ce véritable ghetto aux yeux des WASPS3 et se méfièrent de leurs statistiques généralisantes (presse, politiciens, opinion publique et même avis des gens « bien informés », véhiculant des idées toutes faites : elles virent de leurs yeux combien des jeunes avec l’apparence de loubards voire de malfrats pouvaient obéir à leur grand-mère...) . C’était dans la ligne du scepticisme qu’affichait Hughes, se défiant quasi systématiquement des personnages en place, pour accorder crédit aux recherches de ses équipes (d’ailleurs, celles-ci devaient rendre leurs conclusions en deux exemplaires, dont l’un servait pour l’administration et l’autre vivifiait les cours du professeur4) . Paule Verdet comprit alors combien l’enseignant était redevable à ses élèves . Ce fut pour elle la révélation de l’importance de son rôle, et elle s’y lança avec une joie qu’elle n’avait pas connue depuis ses années d’initiation au latin puis au grec . Elle écrivit en 1951 un long article sur la recherche en sociologie et la religion ; puis, profitant de son expérience dans une église pentecôtiste du ghetto noir, une collègue faisait passer des tests aux membres de la congrégation, pendant qu’elle-même et un anthropologue assistaient aux interminables services divins et aux réunions de jeunes ; cette année 1951, elle travailla comme ouvrière soudeuse à l’usine Pullman5 . Elle fut scandalisée par un livre d’un père jésuite, Joseph Fisher, Southern Parish, sorti précisément cette année-là, se bornant à décrire l’assistance aux cérémonies . Elle aurait voulu qu’il recherchât la « définition de la situation » qui valait la présence aux offices de chaque membre pris individuellement . Elle retourna l’avis favorable donné par Hughes... Elle fut vaccinée contre le culte du quantitatif par une enquête menée par le NORC (National Opinion Research Center, modèle de notre Institut français d’opinion publique) sollicitant différents quartiers de la métropole de l’Illinois, qu’ils soient huppés ou miséreux, des réponses au même questionnaire : celui-ci, conçu pour des donateurs aux œuvres pieuses, posait aux mécènes, comme aux assistés, les mêmes questions sur la fréquence des dons aux œuvres de bienfai- sance, d’où l’embarras de Paule Verdet dans les taudis à demander quels dons les sondés auraient pu oublier . Elle savait qu’ensuite leurs réponses seraient codées par des gens qui n’avaient aucun contact avec la situation qu’elle constatait : elle percevait l’irréalité du processus, qui serait ensuite manipulé par les statisticiens ; son année de Math élem lui aura été, avec retard, bien utile6 .
Elle obtint le grade le plus élevé (PhD, doctorat de philosophie) en 1957 . 
Deux ans plus tard, elle fut invitée par une de ses collègues de cette école presti- gieuse et novatrice à enseigner les sciences sociales à la Wayne State University ; elle forma désormais une équipe avec Sallie Cassidy qui la guida, elle la chercheuse de terrain, dans l’art d’enseigner : cours magistraux une journée, et le reste de la semaine dans les établissements scolaires . Puis ce fut Boston, qui lui proposa en 1971 le décanat du département de Sociologie et sciences de l’éducation ; elle ne voulut pas y venir sans Sallie Cassidy ; d’âpres négociations firent aboutir ce projet et Paule Verdet dirigea alors ce département jusqu’à sa retraite en 1997 . Elle transmit inlassablement l’enseignement reçu de Hughes, le choix des sujets à explorer, le concept de consensus et l’étude la plus détaillée possible des cas atypiques voire exceptionnels ; la quête d’occasions inespérées ou inattendues de recherches – ainsi avec les Haïtiens qui ne se définissaient pas comme membres de la majorité noire d’un quartier donné –, la méthode d’enseignement aux débutants des théories sociologiques . Parallèlement, elle ne manquait pas d’apporter un soutien appuyé aux communautés chassées par les guerres, notamment celle des Hmong du Viêt-Nam, ces réfugiés laotiens échoués à Boston, dont elle se désolait de ne pouvoir comprendre la langue, mais dont elle analysait finement les mécanismes sociaux ; elle avait compris comment une femme, dont elle avait côtoyé le mari à l’aéroport alors que visiblement elle n’y était pas, pouvait affirmer par un clin d’œil qu’elle avait accueilli le réfugié à sa descente d’avion : ce n’était nullement un mensonge, mais l’illustration du fait que chez les Hmong, mari et femme ne font qu’un .

Dans un bilan présenté à l’occasion d’une journée d’études organisée à Paris par Jean-Michel Chapoulié, le 25 mars 1996, elle notait les auteurs ses compagnons de route : Sapir, Malinowski, Whyte, Erikson - des anthropologues autant que des sociologues ; la spécificité du cours pour étudiants pourvus d’un job : présenter leur milieu de travail et répondre aux questions posées à la fois par l’enseignant(e) et par eux-mêmes . Et elle stigmatisait ses « bêtes noires » : les sondages et le gouvernement par les sondages ; l’idéologie, car elle ne peut pas ne pas ignorer la réalité sociale et sa complexité ; enfin la bureaucratie, qui n’est rationnelle que vue d’en haut, mais qui vue d’ailleurs est un monstre sans queue ni tête .

À Boston, ce furent ensuite, de 1990 à 2013, les années du programme d’éducation destiné aux prisonniers, établi par l’Université : vingt-quatre ans à aider les délin- quants pour leur réinsertion qui passait par le diplôme de Bachelor . Elle proposait, avec Sallie Cassidy, un semestre de latin ; car, disait-elle, « cette langue apprend à résoudre tous les problèmes . Quelle meilleure préparation pour revenir dans la société ? » Elle servait parallèlement d’avocat pour les détenus et reçut l’agrément officiel du Department of Correction .

Arrivée à 90 ans, elle quitta cette fonction, qui figurait toujours dans les pages de notre annuaire, et un peu plus tard elle laissa son logement de Chestnut Hill, Massachusetts, pour l’équivalent dans une résidence pour seniors ; mais elle la quitta très vite pour s’installer à Detroit . C’était en 2017, et l’ancienne capitale de l’automobile n’était plus que l’ombre d’elle-même . Elle y devint immédiatement Grandma Pauty, changeant les bébés, apprenant aux enfants à lire et à dessiner, préparant les repas du dimanche dans les églises (paroisses du Sacré-Cœur, de St-Ambroise et de Ste-Claire) et en somme se substituant, comme au temps des premiers chrétiens, à la puissance publique défaillante : chaque famille pouvait compter sur son dévouement . Elle portait toujours les robes et les manteaux achetés à Chicago un demi-siècle auparavant... Un jour, deux ans avant son centenaire, elle se brisa la hanche en voulant montrer aux gamins le secret d’une passe au soccer (notre football européen) . Rétablie, elle continua à mener les jeunes aux musées, dans les parcs et à l’église . Elle ne perdit jamais l’espoir d’une vie meilleure pour les habitants restés sans travail dans cette ville sinistrée .

Elle s’éteignit dans la paix du Seigneur, achevant ainsi une vie tournée vers les autres (et dans le souvenir de Pierre), méritant assurément de partager avec Héloïse Ranquet ces vers d’un autre Pierre (Corneille) :

Les pauvres bien mieux qu’elle ont connu sa richesse, L’ humilité, la peine était son allégresse,
Et marchant sur la terre, elle était dans les cieux.

Patrice CAUDERLIER (1965 l) d’après les notes7 de Paule Verdet

Notes

  1. 1 .  Les acronymes JAC, JEC et JOC et leurs dérivés jaciste, jéciste, jociste, désignent les mouvements chrétiens de jeunesse des années 1930, regroupant les jeunes des milieux agricole, étudiant et ouvrier . Un F y était adjoint pour le mouvement féminin .

  2. 2 .  La Mission de Paris regroupait prêtres et laïcs insérés dans la classe ouvrière, et coordonnait le mouvement des prêtres-ouvriers dans les années 1950 .

  3. 3 .  White Anglo Saxon Protestants .

  4. 4 .  Patrice Cauderlier (P .C .) rapprocherait cette démarche de celle d’Aristote, demandant

    à chacun de ses élèves de rédiger un mémoire sur la constitution de leur cité d’origine (lui-même se chargeant d’Athènes, qu’il voyait de l’extérieur, n’en étant pas citoyen), et le résultat lui permit d’en tirer la Politique.

  5. 5 .  L’usine fondée vers 1850 par George Mortimer Pullman (un Belge, dont le nom initial était Poelman) détenait les brevets pour la construction des véhicules ferroviaires en acier inoxydable, dont le sous-traitant français était l’usine Carel & Fouché à Gaillon (Eure) .

  6. 6 .  P . C . rapprocherait cette méfiance envers les sondages et leur interprétation, exprimée après- guerre, avec la méfiance que montrait Antoine Bonifacio (1930 l) lorsqu’en 1935 il découvrit le Gallup Institut lors du tour du monde que lui avait valu son caciquat à l’agrégation de géogra- phie (P .C . se permet de renvoyer à la notice parue dans L’Archicube 29 bis et à la note 1 page 75) .

  7. 7 .  La contribution de Paule Verdet à la journée d’études du 25 mars 1996 à l’initiative de Jean-Michel Chapoulié, est parue dans le n° 27 de la revue Sociétés contemporaines (1997), p . 59-66, sous le titre « Une Française à l’école de Hughes » ; elle est suivie d’un article de Viviane Isambert-Jamati, à qui la liait une amitié déjà cinquantenaire puisqu’elle remontait à la JECF de l’immédiat après-guerre, intitulé « À propos du témoignage de Paule Verdet » et mettant bien en évidence les spécificités de l’école sociologique française et notamment le rôle central d’Alain Touraine (1945 l) . Sa conclusion, « La connaissance de l’école de Chicago chez les sociologues français », est d’une netteté remarquable (p . 71-72) .