ZELLER-MEIER Georges - 1960 s

ZELLER-MEIER (Georges), né le 2 mai 1940 à Paris, décédé à Marseille le 18 décembre 2016.– Promotion de 1960 s.


Celui que nous appelions simplement Zeller était entré l’École depuis le lycée Condorcet : il n’était pas issu des meilleures prépas de Louis-le-Grand ou Saint-Louis . Il arrivait pourtant auréolé de la forte réputation que lui valaient ses deux prix au Concours général de mathématiques . C’était un homme séduisant et discret . On reconnaissait de loin sa longue et élégante silhouette, la tête légèrement inclinée vers la droite . C’était un homme d’amitiés mais peu expansif, toujours avec un brin d’iro- nie ou de scepticisme gentil . Pour saisir un peu sa personnalité, sans doute faut-il invoquer son histoire, si spécifique, dans une génération née dans la guerre . Lui était vraiment né de la guerre .

Il a, sur le tard, réussi à rassembler quelques informations sur son père, Osias ou Oswald, dont il ne pouvait avoir de souvenirs directs . Celui-ci était né en 1910 dans un bourg de Pologne, Kotuzow, aujourd’hui en Ukraine, d’un père fermier juif . Sa famille était sans doute suffisamment aisée pour qu’il puisse faire des études secondaires à Lwow, puis de médecine, à Bratislava d’abord, ensuite à Turin et à Naples en 1933-35 . Il était chirurgien à Lwow en 1936, et déjà membre du parti communiste polonais, quand il décida de s’engager dans les Brigades Internationales en Espagne . Il y exerça ses fonctions de médecin et chirurgien à Albacete, Madrid, Valence, Barcelone, Murcie et Moia, jusqu’au retrait des Brigades . C’est à Moia qu’il épousa Mercedes, espagnole, secrétaire dans les services sanitaires des Brigades . Il semble que la mère de Georges ait été une très belle femme . Elle partageait en tout cas les convictions communistes de son mari, et leur fils reçut le prénom de Georges en hommage à Georges Dimitrov, le héros du procès de l’incendie du Reichstag . Georges naquit le 2 mai 1940 à Paris, après que ses parents eurent échappé aux inter- nements d’Argelès et de Gurs . Son père trouva divers emplois précaires dans le secteur hospitalier, à Laënnec et Broussais, sa mère l’ayant rejoint après un passage par un camp de femmes réfugiées en Corrèze avant la naissance de Georges . Son père entra en semi-clandestinité après l’arrivée des Allemands, le couple déménageant plusieurs fois . Oswald préparait des textes de propagande en allemand, destinés aux soldats de la Wehrmacht, que sa femme distribuait de nuit avec d’autres militants de la MOI, ce mouvement clandestin d’immigrés communistes . C’est à la Villa Seurat, dans une mezzanine d’atelier d’artiste, que la Gestapo, qui recherchait le peintre Soutine, arrêta son père le 8 septembre 1942 . Déporté à Drancy, puis à Auschwitz dès le 16 septembre, il semble qu’il n’ait été tué que lors de l’évacuation du camp .

Dès l’arrestation de son mari, sa mère a confié Georges à une famille d’ouvriers de Nanterre, et elle ne l’a récupéré qu’après la guerre . Elle a ensuite vécu avec un émigré espagnol, communiste lui aussi, et le couple a élevé Georges dans des condi- tions de vie, économiques et culturelles, très modestes . Lui était manutentionnaire, elle secrétaire dans une firme d’export/import vers la Pologne ; la famille vivait dans deux chambres de bonne . Un ancien ami de son père, intellectuel, venait le voir de temps en temps et l’encourageait dans ses études . Ses qualités exceptionnelles ont été remarquées par ses enseignants de mathématiques au lycée Condorcet . Il avait gardé un lien fort avec l’un d’entre eux, M . Lobry, à qui il estimait devoir beaucoup, et qui l’avait présenté au Concours général de mathématiques . L’entrée à l’École l’a obligé à abandonner la nationalité polonaise, mais soulagea sa situation économique et, comme fils de déporté, il fut dispensé des obligations militaires .

Il gardait une certaine fidélité aux engagements politiques de ses parents . Il fit partie du cercle des Étudiants communistes à l’École, en des temps doublement troublés . La guerre d’Algérie s’éternisait, les putschs militaires faisaient peser leurs menaces, on devait protéger de l’OAS les intellectuels les plus engagés . Mais les révélations sur la réalité du régime soviétique s’accumulaient, et Georges ne se rangeait pas dans les communistes orthodoxes, alors majoritaires à l’École, sous l’influence d’Althusser (1939 l) .

Il mena ses études avec aisance . Il était courtisé par l’aristocratie bourbakiste, mais il ne voulait pas passer par le filtre de sélection/reconnaissance que constituaient les « thés chez Houzel », le caïman matheux d’alors . Je crois qu’il était plus joueur que passionné . L’exercice de son intelligence l’intéressait plus que la production d’une œuvre . Une sorte de rivalité l’opposait à l’autre éminence de la promo, Boutet de Montvel, ils comptaient en silence leurs points respectifs, DEA l’un, agrég l’autre . Embauché au CNRS après une année d’assistanat à Jussieu, il fit sa thèse avec le grand Dixmier, sur un sujet ardu de C*-algèbre, dont il tira deux publications . Suivant alors la voie royale tracée à l’époque dans cette discipline, il obtint très jeune un poste de professeur à Marseille, peu après le printemps 69 . Dès l’École il avait rencontré l’amie d’enfance d’un autre matheux, Risler, un très agréable condisciple et grand mélo- mane . Anna, fille d’un immigré juif allemand, étudiait le Russe aux Langues O . Elle devint rapidement sa compagne . Ils eurent deux enfants, qui ont grandi à Marseille .

Le temps n’était plus aux croyances militantes, mais aux tentatives de « changer sa vie » . Georges et sa femme étaient très proches des expériences communautaires, à Marseille, à Toulouse, urbaines ou rurales . À Marseille il fréquentait entre autres la communauté de la Pomme, à laquelle participait un autre matheux, Roberty . On le voyait à Gourgas dans la communauté fondée par Guattari, ou chez des néo-ruraux à Saint-Antonin-Noble-Val en Tarn-et-Garonne . Dans la propriété où je vis encore, une parcelle s’appelle toujours « le champ de Zeller », parce qu’un jour de labour il y était tombé de la charrue sur laquelle il essayait de peser . Il participait à ces expériences dans une sorte de mi-distance, comme il fut dans tout son parcours, solidaire, aidant, estimé, mais sans trop d’illusions . Professeur à Luminy, il n’a pas voulu continuer la course académique à laquelle ses dons semblaient le destiner . Sur Google Scholar on ne trouve que les deux publications issues de sa thèse . Il me disait avec un haussement d’épaules que, peu de temps après ces publications, une cher- cheuse anglaise, Mrs McDuff (qui a poursuivi, elle, une carrière de chercheuse), avait trouvé une démonstration d’un de ses théorèmes plus élégante que la sienne . Je sais qu’il eut quand même des échanges théoriques, toujours sur les C*-algèbres, avec des chercheurs étrangers très actifs, de passage à Lumigny, en particulier Mikael Rordam (Copenhague), George Elliott (Toronto) et Joachim Cuntz (Munster) . Je ne sais pas s’il fut un enseignant prosélyte . Lorsque je l’ai vu pour la dernière fois, dans son bureau de Luminy, la fenêtre sale fermée sur un paysage grandiose, j’ai senti que malgré son engagement avec Dominique, qui partageait sa vie depuis 1978 et qui l’accompagna jusqu’au bout, une forme de détachement s’était emparé de lui . Il a effectivement quitté la scène dans une distance croissante au monde .

Si j’ai un peu longuement mentionné ses origines, le tourment historique dont il était issu, c’est que je crois que sa mélancolie en était marquée, et qu’il est bon de rappeler à des générations nées dans la positivité et le culte de l’efficience, qu’il y eut d’autres valeurs et d’autres façons de tracer son parcours . Nous sommes sans doute encore quelques-uns à nous rappeler avec une grande tendresse sa silhouette d’hidalgo .

Jean-Paul MALRIEU (1960 s)